VIII
« Quoi ? » Décontenancée, Cendres jeta un coup d’œil circulaire sur la chapelle noyée d’ombre.
« Dehors. Le jour. Pourquoi fait-il jour ? Pourquoi est-ce qu’il ne fait pas noir !
— Je ne comprends pas. »
Florian frappa une de ses mains dans l’autre. « C’est toi qui m’as dit ça. Les Machines sauvages puisent dans le soleil. C’est une réalité. Alors… pourquoi est-ce qu’il ne fait pas noir ici ? Pourquoi y a-t-il du soleil sur la Bourgogne ? Il fait noir dans les pays qui nous entourent. »
Cendres ouvrit la bouche pour réfuter cet argument. Elle la referma. La grimace de l’évêque Jean exprimait une totale confusion. Le courant d’air issu du puits des sacrifices apportait l’odeur de la pierre froide et de la corruption, ici, dans les profondeurs de la terre.
« Est-ce qu’elle paraît… réelle ? demanda Cendres. La lumière du soleil ?
— Qu’est-ce que j’en sais ?
— Tu savais, pour le cerf ! »
Florian fronça les sourcils. « Je ne sais pas ce que j’ai dans le sang, mais je l’ai employé pour la première fois lors de la chasse. J’ai fait quelque chose. Mais depuis… Non. Je ne fais rien.
— Après la chasse, vous n’avez plus rien à faire, intervint l’évêque Jean. Ce n’est pas une question de ce que vous faites, mais de ce que vous êtes. Il vous suffit de vivre pour être notre gardienne.
— Je ne peux rien dire, fit Florian. Je ne sens rien. »
La sueur perla dans la paume de Cendres. Qu’y a-t-il d’autre que nous ignorons ?
« Peut-être que ce sont les gens d’ici qui prient pour garder la lumière. L’évêque ici présent affirme que tous les gens possèdent la grâce… » Elle commença à arpenter les dalles de terre cuite, s’arrêta dans l’espace restreint et pivota. « Non, ça, ça ne marche pas, parce que je vous garantis que des gens en ont aussi chié à prier en France et dans les Cantons, aussi ! Et tout était noir comme l’as de pique quand on a traversé ces régions. Si la grâce de Dieu devait accomplir un miracle par la prière, nous aurions vu le soleil briller sur Marseille et Avignon !
— Je ne suis plus dévote. » Florian eut un douloureux sourire. « Pendant que j’étais dans les bains sacrés, j’ai réfléchi. Je sais ce que je fais : je préserve la normalité. Le duc Charles faisait de même. Je m’étonnais que les choses aillent si mal, à l’infirmerie. J’ai des hommes qui m’ont claqué entre les doigts, depuis que nous sommes ici. Des hommes que je m’attendais à voir survivre. Les prières des prêtres de Charles ne lui ont servi à rien, non plus ! Nous sommes dans le monde réel, ici. »
L’évêque murmura : « Dieu dépose Son plus lourd fardeau sur Ses plus fidèles serviteurs. Nous ne pouvons recevoir Son don sans en payer le prix. »
Florian frappa à nouveau du poing dans sa paume. « Alors, pourquoi fait-il jour, ici ? » Elle baissa les yeux vers ses robes en désordre, et ses mains nues. « Et pourquoi y a-t-il eu un miracle à Auxonne ? »
L’espace d’une seconde, Cendres se retrouve sur le champ de bataille, dans une boue mêlée de pluie, avec des gerbes de gelée ardente qui consument les visages carbonisés des hommes. Elle s’essuie distraitement une main contre la bouche. La puanteur est encore claire dans son souvenir.
Cendres se souvient des prêtres à genoux, de la neige qui tombe tandis que le vent change. « J’ai demandé à de Vere de requérir du duc l’autorisation pour ses prêtres de prier : afin de demander de la neige, et de priver l’ennemi de visibilité ; pour que le vent joue en notre faveur, et que leurs projectiles frappent trop court. »
Floria, les yeux brillants, saisit Cendres par le bras : « J’ai tout d’abord cru que le duc avait été blessé. Affaibli. Mais La Marche m’a raconté que ça s’était passé avant sa blessure. » Abasourdie, Floria se retourna vers l’évêque : « Est-ce que ces prêtres n’auraient pas dû prier en vain ? Ou y a-t-il… je ne sais pas… une faiblesse dans la lignée ?
— Nous ne sommes que des hommes, déclara avec humilité l’évêque Jean. Nous avons préservé la lignée du sang ducal, au fil des siècles, mais nous ne sommes que des hommes. Des hommes imparfaits. Ces choses arrivent forcément, une ou deux fois par génération. Si nous pouvions rejeter toute grâce, comment Dieu pourrait-il nous envoyer un cerf pour qu’il s’incarne ?
— Le cerf, dit Florian. Bien sûr, le cerf.
— Florian ne sera pas parfaite, annonça abruptement Cendres. Elle ne peut pas. J’ai été à Carthage. Deux cents ans d’inceste. » L’expression sur le visage de l’évêque faillit la faire éclater de rire. « Voilà ce qu’il a fallu aux Machines sauvages pour obtenir une Faris. Deux cents ans d’élevage scientifique, calculé, de souches humaines. De l’inceste ! Et vous, qu’avez-vous fait, en Bourgogne ?
— Aucun inceste ! s’étrangla l’évêque Jean. Cela contrevient aux lois de Dieu et des hommes ! »
Un rire rauque et vulgaire échappa à Cendres avant qu’elle puisse le retenir. Elle sourit en voyant le visage blême de l’évêque, puisqu’il n’y avait plus rien d’autre à faire, désormais, sinon rire, scarifiée par l’ironie. Totalement mercenaire, à présent, elle s’esclaffa : « Voilà ce qu’il en coûte de suivre la loi divine ! Vous me l’avez dit, pendant la chasse. La Bourgogne possède une lignée. Eh bien, la Bourgogne aurait dû faire les choses comme il faut ! Des mariages dynastiques, l’amour chevaleresque et un petit peu d’adultère dans le meilleur des cas… merde. C’est pas une façon de sélectionner une souche. C’est un Léofric qu’il vous faut, ici, les gars ! »
Avec un brin d’ironie, Florian déclara : « Souviens-toi, j’ai réussi. J’ai rendu le cerf réel. » Sa voix, tranquille par contraste, le regard perdu dans le vague, elle revint vers le reliquaire de saint Heito. Tournant le dos à Cendres, elle dit : « Si les ducs ont besoin de faire leurs preuves… je les ai faites. Sans cela, les Machines sauvages auraient opéré leur miracle durant la chasse.
— Oh. Ouais. » Un peu gênée de son exclamation, Cendres toussota. « Bon… ouais, c’est pas faux.
—… Jusqu’à ma mort. » À peine un souffle. Florian se retourna pour affronter les regards de Cendres et de l’évêque. « Je ne comprends toujours pas. Je suis en vie. Ce que font les Feræ Natura Machinæ quand elles puisent au soleil, c’est réel…
— Oh, sûrement, oui. » Cendres avait un ton sarcastique. « Les Machines sauvages ne font pas de miracles… Si c’était le cas, elles n’auraient aucun besoin de la Faris ! Et la Bourgogne aurait fini calcinée et fumante il y a six cents ans ! »
Florian haussa les épaules en un mouvement souple qui n’avait pas sa place chez quelqu’un portant une robe de cour. « Nous avons raison sur ce point, sinon nous serions morts. Mais, Cendres, nous ne devrions pas voir le soleil. »
Un bref éclat de voix de novices leur parvint d’en haut quand la porte cloutée de fer s’ouvrit, puis se ferma. L’évêque Jean de Cambrai leur cria de partir, par le puits qui résonnait, désormais.
Des plus petits cierges ne restaient plus que des flaques de cire, les plus gros continuant à se consumer, commençant à enclore leurs flammes comme de petites lanternes. Un vent coulis glacé passa sur la nuque de Cendres. Elle leva la main pour glisser un doigt sous le col de fourrure de sa cotte et se gratter.
« Ce n’est pas la peine que j’essaie de… Je ne les prendrai plus au dépourvu.
— Non, je le sais bien. » Florian rassembla ses robes à nouveau, les serrant contre elle, comme pour se réconforter. « Mais j’ai raison. Non ? Vous ne pouvez pas répondre à cette question, monseigneur. Il reste encore des choses que nous ignorons.
— Il faut porter l’affaire devant votre grand conseil, déclara Jean de Cambrai. Ou peut-être d’abord devant le petit conseil, Votre Altesse. Il y aura peut-être des gens capables de répondre à cette énigme. Sinon, alors nous pourrons en conclure, ce me semble, que Dieu exécute Sa volonté telle qu’il la veut, et que, s’il a choisi de nous bénir de la sorte, alors tout ce que nous pouvons légitimement faire, c’est de rendre grâce à Sa lumière. »
Cendres, mécontentée par son expression de piété chancelante, fit observer : « Godfrey dit que Dieu ne triche pas. »
Florian se détourna de la main de l’évêque, et Cendres vit la tension sur son visage, ses yeux exorbités, cernés de sombre. Croisant le regard de Cendres, la chirurgienne lui dit : « Je n’avais pas envie d’apprendre qu’il demeure encore des mystères qui m’échappent ! »
L’évêque de Cambrai recula en direction de l’autel. Ses yeux noirs et doux reflétaient la lueur des cierges. Il se déplaçait avec solennité. Lorsqu’il se retourna, il tenait entre ses mains un cercle découpé avec soin, assemblé et formé à partir de corne. La couronne ducale.
« Vous aviez des questions, dit-il. Elles ont reçu leur réponse. Telle est votre veillée. Voulez-vous prendre la couronne ? »
Cendres la vit s’affoler. Les murs rutilants se resserraient, dans la pénombre jaune des cierges ; les voûtes de brique, au-dessus, suaient de nitre, et les dalles sous leurs pieds sentaient le vieux sang. Il n’y avait rien ici pour lui rappeler la pierre ornée du palais à la surface, tout de lumière blanche et d’air. Ce lieu est un poing de terre, prêt à se refermer sur elles.
Florian dit enfin : « Pourquoi le devrais-je ? Je n’en ai nul besoin pour accomplir ce que je fais. Tout cela… je n’ai aucun besoin de ça ! »
Elle recula d’un pas devant l’évêque de Cambrai.
« Tu n’avais pas besoin de tout ça, dit Cendres sur un ton sombre. Moi non plus, je n’en avais pas besoin. Mais tu comprends quelque chose, Florian : décide-toi. Est-ce que tu vas fuir ceci ou es-tu duchesse ? Décide-toi dans un sens ou dans l’autre, sinon je vais botter ton misérable petit cul si fort que tu vas pas comprendre ce qui t’est tombé dessus !
— Qu’est-ce que ça peut te faire ? » répliqua Florian, d’un ton presque boudeur. Ce n’était pas un ton dont Cendres avait l’habitude chez elle, même si elle subodorait que Jeanne de Châlon avait dû souvent l’entendre, quinze ans plus tôt.
« Aucune de nous ne doit rien à la Bourgogne, dit Cendres. Tu pourrais être ce que tu es à Londres ou à Kiev, si nous étions en mesure d’aller là-bas. Mais je te le dis tout de suite : si tu restes ici, tu as intérêt à prendre ton rôle de duchesse au sérieux. Parce qu’il est hors de question que je risque la vie des gens en tant que commandant des forces armées si tu n’as pas pris ta décision. »
L’évêque Jean renchérit, presque à voix basse : « Nous voyons maintenant pourquoi Dieu vous a conduite ici, damoiselle. »
Cendres l’ignora.
« Nous avons… Le Lion a accepté de défendre Dijon, marmonna Florian.
— Ah, bordel de merde ! Si je nous trouve une voie de sortie – comment, j’en sais foutre rien ! – ils partiront si je leur dis de partir. J’ai discuté avec les gars. Les gloires de la Bourgogne, ils s’en contrefoutent, et ils s’en branlent, mais alors là, carrément, de combattre au côté d’Olivier de La Marche. Certains de nous sont morts ici, mais ils n’éprouvent aucune loyauté pour cet endroit…
— Et moi, je ne devrais pas en avoir ? Si je dois être couronnée ?
— Est-ce que tu en as ?
— Oui. »
Cendres scruta le visage de Floria. Dans l’expression de celle-ci, il y avait très peu d’éléments pour la guider. Puis, en une vague, tout fut là : le doute, la crainte, la peur de s’être engagée, la peur d’avoir dit, non pas la vérité, mais ce qu’on attendait d’elle. Les larmes emplirent ses yeux et coulèrent de ses paupières, striant d’argent ses joues.
« Je ne veux pas faire ça ! Je ne veux pas être ça !
— Ouais, à qui le dis-tu ! »
Un éclair de l’ancienne Florian : une tristesse sardonique : « À toi et à la Pucelle de Bourgogne.
— Nos gars ne vont pas se battre pour une duchesse, dit Cendres, mais pour toi, ils se battront, parce qu’on ne laisse pas tomber les nôtres. Tu es la chirurgienne, tu es allée à Carthage ; ils se battront comme des enragés pour te garder en vie, tout comme ils le feraient pour s’accrocher à moi ou à Roberto, ou l’un pour l’autre. Mais on se fout de savoir s’il faut combattre les enturbannés pour garder la duchesse en vie, ou se battre contre les Bourguignons pour te tirer d’ici, au fond. Ce sont les Bourguignons qui ont besoin de savoir que tu es duchesse ; alors, maintenant, est-ce que tu as compris ça ?
— Que veux-tu faire ? »
Refusant de se laisser distraire, Cendres continua avec rapidité : « Moi ? Je ferai tout ce qu’il faudra. Je serai leur bannière. En ce moment, j’ai besoin de savoir ce que toi, tu vas foire. Ils sauront tout de suite si tu n’es pas sincère ! »
Florian s’écarta, avançant sur les dalles froides de la chapelle comme si elles étaient brûlantes, tout son corps agité par l’indécision.
« Nous sommes en un lieu où l’on confesse les péchés », déclara-t-elle brusquement.
Des ombres de l’autel, l’évêque répondit : « Eh bien, certes… Mais en privé…
— Ça dépend… de la personne à qui vous avez besoin de vous confesser. »
Elle revint et prit les mains de Cendres. Celle-ci fut stupéfaite de la froideur de ses mains – elle est presque en état de choc, songea-t-elle – puis elle se força à se concentrer sur ce que disait Florian :
« Je suis lâche, dans les moments qui comptent vraiment. Je peux tirer des gens de la ligne de feu. Je peux leur faire du mal quand il le faut. Les ouvrir en deux. Ne me demande pas de m’engager sur quoi que ce soit d’autre. »
Cendres commença à répondre, à dire : Tout le monde a peur ; combats ta peur, et Florian l’interrompit :
« Laisse-moi te raconter quelque chose. »
Sur le point de répondre par un : Eh bien, vas-y ! nonchalant, Cendres se retint et la regarda. Elle veut me dire quelque chose que je ne veux pas entendre, comprit-elle, et elle hocha la tête en signe d’acquiescement. « Dis-le-moi.
— C’est difficile. »
L’évêque Jean toussota, de façon forcée, pour attirer l’attention sur sa présence. Cendres vit le regard de Florian se diriger brièvement vers lui, puis s’en écarter, sans qu’il soit clair si elle acceptait la présence de l’homme, ou simplement si elle était tellement loin de ce genre de souci qu’elle ne se donnait même plus la peine de noter sa présence.
« Il y a une chose dont j’ai honte, dans ma vie, dit Florian. De toi.
— De moi ? » Cendres s’aperçut qu’elle avait la gorge sèche.
« Je suis tombée amoureuse de toi, il y a de ça, oh…, trois ans ? »
Dans le silence, Cendres demanda : « C’est ça que tu appelles de la lâcheté ? Ne pas me l’avoir dit ?
— Ça ? Non. » Un reflet dans la lumière : de nouvelles larmes qui montaient et mouillaient la joue de Florian. Elle ne prêta aucune attention à ses propres pleurs. Sa voix ne changea pas. « D’abord, je t’ai désirée. Ensuite, j’ai su que je pourrais t’aimer. Un amour véritable : du genre qui fait mal. Et je l’ai tué.
— Hein ?
— Oh, on peut y arriver. » Les yeux de Florian luisaient, dans la lumière mobile. « J’ignorais si tu n’en viendrais pas à me désirer. Esther avait dit qu’elle ne voulait pas de moi. Et j’ai fini par lui plaire. Alors, toi, peut-être… Mais je t’ai observée. J’ai vu la vie que tu menais. Tu allais mourir. Tôt ou tard. Tu allais rentrer d’un champ de bataille sur une civière, le visage ouvert, ou le crâne défoncé, et qu’est-ce que j’aurais fait ? Encore une fois ? »
Pâles à la lueur des torches, les longs doigts de l’évêque enveloppèrent sa Croix des Ronces. Cendres remarqua combien la peau de ses articulations était tendue et blême.
« Alors, j’ai tué mon amour et j’ai fait de toi mon amie, parce que je suis lâche, Cendres. Tu ne pouvais m’attirer que des ennuis. Je ne voulais pas m’attirer d’ennuis. Plus maintenant. Je ne le supporte plus. J’en ai eu assez. »
D’une voix dépassionnée, Cendres demanda : « On peut tuer l’amour ?
— C’est à moi que tu demandes ça ? » Florian secoua la tête avec violence. Sa voix explosa dans les ténèbres des catacombes. « J’avais pas simplement envie de baiser ! Je savais que j’étais capable de tomber amoureuse de toi. Je l’ai étouffé, cet amour. Pas seulement parce que tu vas mourir jeune. Parce que tu ne laisses personne te toucher. Ton corps, à la rigueur. Mais pas toi. Tu fais semblant. Tu es hors d’atteinte. Je n’aurais pas trouvé le courage de laisser grandir mon amour, pas en sachant ça ! »
En observant, Cendres voit, au-delà de son propre embarras, et d’une envie insidieuse de ne pas avoir entendu tout cela, tous les dégâts que cette femme s’est infligés.
« Florian… »
Et elle voit la réponse à son regard, exprimée par le visage blême de Florian. Elle ne se borne pas à la honte et à la colère.
« Alors, pourquoi est-ce que tu m’en parles sans arrêt ? demanda Cendres d’une voix calme. Pourquoi continues-tu à me narguer avec ça ? Et ensuite, tu viens me raconter que tout va bien, que tu n’as pas envie de moi, avant de prendre à nouveau tes distances. Et puis, tu recommences à me dire ça. Comment se fait-il que tu n’arrives pas à me laisser tranquille ?
— Parce que je ne peux pas te laisser tranquille », répondit Floria en écho.
Consciente de la poussière, de l’humidité, de l’éclat des cierges sur les mosaïques anciennes, Cendres donnerait tout pour sortir en courant de ce lieu, alourdi par tant d’histoire, vers la lumière du jour, abandonnant tout ceci, abandonnant tout.
En suis-je arrivée à un tel point de détachement ? Est-ce que c’est mal ?
« Pourquoi est-ce qu’on continue d’espérer ? demanda Floria. Je ne l’ai jamais compris. »
Prenant garde par ses paroles ou son attitude à ne pas suggérer une adhésion, Cendres se contenta de secouer la tête.
« Ça n’aurait servi à rien, dit-elle. Si tu m’avais dit ça il y a trois ans, je t’aurais foutue dehors… probablement en gueulant pour appeler un prêtre. Maintenant, je crois que je donnerais n’importe quoi pour pouvoir avoir envie de toi. Mais c’est à moitié par sentiment de culpabilité, parce que je n’ai jamais accordé à Godfrey ce qu’il voulait. Et je continue à désirer Fernando plus qu’aucun de vous deux. »
Elle leva les yeux sans s’être aperçue jusque-là qu’elle avait baissé la tête et que son champ de vision se limitait à la mosaïque sur le sol, le grand taureau de Mithra en train de se vider de son sang par une douzaine de blessures fatales.
« Tu sais… » La sueur perlait sur la peau de Florian, faisant briller son front. D’un mouvement vif, elle passa la paume sur son visage, repoussant en arrière ses cheveux trempés. « Tu sais vraiment mettre un point final aux choses. Merde. Pas vrai ? C’était… »
Brutal.
« C’était moi, compléta Cendres. Je n’arriverai jamais à trente ans. Je n’ai pas envie de baiser avec toi ; je t’aime autant que je peux aimer quiconque ; je ne veux pas que tu souffres. Mais pour le moment, j’ai besoin de savoir ce que tu vas faire, parce que je dois donner des ordres, ici, merde ! Alors s’il te plaît, est-ce que tu veux bien m’aider, bordel ? »
Florian leva la tête et toucha la joue de Cendres du bout des doigts. Un contact rapide, léger, et sur son visage, une expression tout juste en retrait : cette plainte sans pudeur, bouche en carré, qu’ont les enfants quand ils éclatent en sanglots parce qu’ils ont mal. Elle tressaillit.
« Je déteste ne pas avoir de réponses !
— Ouais, moi non plus.
— Au moins, toi, tu sais commander une armée. Moi, je ne sais pas gouverner.
— Là, je ne peux rien pour toi. »
Florian laissa choir sa main à son côté.
« Ne t’attends pas à une décision spectaculaire. » Floria frissonna. « J’ai été élevée ici. Je sais que je devrais m’impliquer. Je vais faire tout mon possible… Mais tu sais quoi ? Je fais aussi partie de ta compagnie de merde, tu te souviens ? Ne me traite pas comme si ce n’était pas le cas ! Les seuls pour qui je m’inquiète, c’est nous. S’il y a une issue sûre pour nous faire tous sortir d’ici, je la prendrai. Je ne suis plus la même, désormais. Il faut que je reste. Je ne sais pas tout des Machines sauvages, j’en suis consciente. C’est ce que tu auras de mieux. »
Cendres tendit la main vers les lies de son manteau, défit le nœud, se dégagea de la lourde laine, et en enveloppa son aînée.
Florian la dévisagea. « Je ne peux faire que mon possible. Je ne peux pas être ta maîtresse. Et… je ne peux pas être ta patronne, non plus. »
Cendres cligna des yeux, prise de court. Au bout d’une minute, elle hocha la tête en acquiescement. « Merde, tu ne me laisses pas beaucoup de corde… je suppose qu’on va devoir se débrouiller avec ça, pas vrai ? »
Cendres tendit la main et donna une petite bourrade dans l’épaule de Florian. Celle-ci sourit, le visage encore humide, mima l’esquive d’un coup. Cendres plissa les yeux, contempla les ténèbres impénétrables de la nuit au-dehors.
L’évêque Jean de Cambrai s’éclaircit la gorge. « Madame, la couronne ? »
La grande femme tendit le bras et prit le cercle de corne des mains de l’évêque, le laissant pendre négligemment dans ses longs doigts.
« Merde à la veillée jusqu’à l’aube. Et que les témoins aillent se faire voir, déclara Cendres. Monseigneur, dites-leur simplement de tenir leur langue, ou montrez-nous les portes dérobées qu’il peut y avoir pour sortir d’ici. Si vous avez besoin de Florian ou de moi cette nuit, nous serons dans la tour, avec Roberto, Angeli et les autres. »
Le message arriva quatre jours plus tard.
Des ombres noires bondirent sur le mur incrusté de silex du privé[33], plongèrent avant de grandir à nouveau tandis que la flamme de la chandelle se faisait pratiquement souffler par le courant d’air venu d’en bas. Le vent agita les vêtements pendant de chaque côté de Cendres. Remontant le haut de sa cotte et de sa chemise autour de sa taille avec des doigts gourds, elle sacra.
Derrière la lourde draperie, la voix de Rickard lui demanda : « Patronne, vous êtes occupée ?
— Christus Viridianus ! »
La cotte maculée de vin et de suif échappa à ses doigts insensibles, retombant sur ses hanches, sur le plancher de bois. Un vent glacé issu de la nuit au-dessous monta gifler le dos de Cendres. Sa peau semblait portée au rouge, par comparaison. Elle gueula : « Mais non, je ne suis pas occupée, qu’est-ce qui te fait croire ça ? Je suis tranquillement assise, le cul à l’air, en train de chier… et si on invitait le conseil de Bourgogne au grand complet à venir me rejoindre, bordel ? Putain de Jésus-Christ sur Son Arbre, mais je perds mon temps, ici… T’es sûr que tu peux pas me trouver autre chose à faire, pendant que je suis là-dedans ? »
Un bruit se fit entendre. Si elle s’était donné la peine de le déchiffrer plus que de s’occuper des nécessités de sa toilette, elle aurait sans doute identifié le fou rire d’un adolescent, qui alternait entre basse et soprano.
« Le doc… la duchesse… enfin, Florian vous réclame, patronne.
— Alors, tu peux aller dire à Sa Duchesse toute-puissante qu’elle n’a qu’à venir me torcher le… » Cendres se retint, et attrapa le chandelier que son coude venait juste de déloger. Une grande ombre noire jaillit sur le mur, la mèche flamba et fuma. De la cire chaude coula sur le dos de la main de Cendres.
« Saloperie ! grommela-t-elle. Je t’ai eue, petite saleté ! » Et elle replaça la chandelle droite. Elle la considéra. La lourde chandelle en cire d’abeille avait fondu au-delà de la graduation suivante, avant qu’elle la renverse : on était après matines, à une heure de laudes[34].
« Rickard, est-ce que tu sais l’heure qu’il est, bordel ?
— Le toubib dit qu’un message est arrivé. On la demande au palais. Elle veut que vous veniez aussi.
— Tu m’étonnes, qu’elle m’appelle », bougonna Cendres dans sa barbe. Elle tendit la main vers la boîte de chutes de chiffons.
« C’est messire de La Marche qui a le message.
— Putain de merde d’enculé de bordel de chié !
— Tout va bien, patronne ?
— Je crois que je viens de perdre mon insigne du Lion. Il s’est détaché de ma cotte. » Cendres, remontant ses braies sur ses jambes, jeta un coup d’œil sous le pan de sa chemise, à travers le pertuis pratiqué dans la planche, dans un gouffre noir et vide. Elle se remit debout avec les précautions qu’inspire la présence de soixante mètres d’à-pic au-dessous de soi. Soixante mètres d’un mur de tour souillé d’excréments, invisible dans la nuit extérieure, mais qui ne donnait pas envie pour autant d’aller ricocher dessus, en route vers le terrain neutre jonché de chardons qui s’étendait au pied des remparts de Dijon…
« Viens m’attacher ces foutues aiguillettes ! » appela Cendres, et le mouvement du rideau quand le jeune homme le repoussa en arrière fit à nouveau tanguer la flamme de la chandelle, une lueur jaune qui illuminait Rickard encore revêtu de sa cotte de mailles, Bon Dieu ! et d’une salade d’archer piquée d’une assez piteuse plume jaune.
« Tu vas quelque part ? » demanda-t-elle en direction de sa nuque, tandis qu’il se penchait pour nouer des aiguillettes avec une habileté consommée. La partie visible de cette nuque vira au rouge.
« Je montrais à Margot quelques techniques de tir, c’est tout… »
Dans le noir ? Puis : Je parie que c’est pas tout ce que tu lui montrais ! furent les premières remarques qui vinrent à l’esprit de Cendres. S’il s’était agi d’Anselm ou d’Angelotti – en ignorant l’improbabilité extrême de voir Angelotti montrer quoi que ce soit à quelqu’un qui s’appelait Margot – c’est exactement ce qu’elle aurait dit.
Devant l’embarras de Rickard, elle demanda : « Margot ?
— Marguerite Schmidt. Marguerite, l’arbalétrière. Celle qui était bonne sœur, au couvent. »
Il avait les yeux brillants, et la lumière de la chandelle montrait encore un rosissement sur son visage. Cendres lui fit signe de boucler sa ceinture d’épée autour de sa taille, tandis qu’elle levait la chandelle pour l’éclairer. Donc, elle fait toujours partie de la compagnie ? Je me demande si Florian le sait.
« Tu pourrais rédiger les rapports, maintenant, avant le conseil du matin ?
— J’ai presque fini, patronne.
— Je parie que tu regrettes que les moines t’aient appris à lire et à écrire ! » commenta-t-elle sur un ton distrait, en lui donnant la chandelle à tenir, et en arrangeant sa ceinture, sa bourse et son épée de façon plus confortable autour de sa taille et de ses hanches. « Bon, occupe-toi de ces rapports et apporte-les-moi à la tour Philippe-le-Bon. Ça ira plus vite. »
Elle hésita un instant en percevant un bruit non identifié, et s’aperçut que c’était la pluie qui commençait à tambouriner contre les murailles au-dessous d’elle. Les relents ammoniaqués de la cellule en pierre forcirent encore. Elle n’en fut pas incommodée ; de fait, elle ne s’en rendit même pas compte. Une rafale de vent chargée de pluie fit irruption vers le haut, glaçant les murs de pierre, et agitant les lourds vêtements qui pendaient sur elle.
« Ah, super. La prochaine fois, je vais me tremper le cul, en plus. » Cendres poussa un soupir. « Rickard, va chercher un des pages ; j’ai besoin de mes patins[35] et d’un manteau épais. Je présume que Florian est à l’infirmerie ? Bien. Bon, alors, dis au garde en faction de se bouger le cul, j’ai besoin de six types pour venir nous escorter jusqu’au palais. » Elle hésita en entendant un bruit de griffes et un gémissement venu de la salle derrière le rideau. « Et va me chercher le maître-chien ; j’emmène Brifaut et Bonniau avec moi.
— Vous vous attendez à être attaquée dans les rues ? »
Rickard, protégeant de sa main la flamme de la chandelle, ouvrit de grands yeux l’espace d’une seconde.
« Non. C’est juste que je n’ai pas encore été promener les filles. » Cendres lui sourit. « Va scribouiller, mon gars. Et, songes-y : si le père Faversham dit vrai, après une telle vie, tu n’auras presque pas de temps à passer en Purgatoire !
— Ouais, merci bien, patronne… »
Au sortir du privé, elle lui cogna presque du pied dans les talons, afin de ne pas perdre la clarté de la chandelle. L’âtre principal dispensait encore de la lumière sur l’étage supérieur de la tour de la compagnie, lumière à laquelle Cendres vit les formes recroquevillées, drapées dans des couvertures, de pages endormis autour de la maigre chaleur. Rickard emporta la chandelle jusqu’à sa paillasse pour travailler, flanquant un coup de pied à un page au passage, et Cendres s’étira dans la pénombre, en sentant les os de ses épaules craquer et se remettre en place.
Viridianus ! C’était quand, la dernière fois que j’ai dormi toute une nuit d’affilée ? Une nuit sans me soucier de ces saloperies de missiles à feu grégeois, ni de la paperasse de l’armée, c’est tout ce que je demande…
Des formes enveloppées dans leurs couvertures se déroulèrent : deux pages qui venaient la vêtir pour sa chevauchée dans le noir et sous la pluie battante à travers les rues embourbées jusqu’au palais ducal. Les deux mastiffs, Brifaut et Bonniau, vinrent la rejoindre en silence, d’une démarche assurée.
Cendres retrouva Florian au deuxième étage, dans le passage qui courait tout autour de la salle dans l’épaisseur des murs. La chirurgienne s’occupait d’un patient à la clarté fumeuse d’une lampe. L’homme était assis, le haut-de-chausses accroché autour du cou, nu au-dessous de la ceinture. Une vieille odeur d’urine s’accrochait au mur de pierre et à la chair.
« Alors, La Marche te demande ? » Cendres jeta un coup d’œil par-dessus l’épaule de la chirurgienne.
« J’ai bientôt fini. » Les longs doigts sales tirèrent sur une déchirure qui s’ouvrait au-dessus du genou de l’homme d’armes. Il réprima un cri. Du sang, noir dans la lumière, et le reflet de quelque chose qui brillait au fond… l’os ?
« Tiens-le », demanda Florian, par-dessus l’épaule de son patient, à un autre mercenaire, agenouillé là. Le deuxième homme entoura étroitement de ses bras le blessé, lui immobilisant les bras. Cendres s’accroupit tandis que Florian lavait à nouveau la plaie béante avec du vin.
« La Marche… », la chirurgienne jeta un coup d’œil à l’intérieur de la blessure, la lava de nouveau, « … devra attendre. J’ai bientôt fini. »
À la lueur des lampes, le visage de l’homme d’armes brillait, des gouttes de sueur perlant sur sa peau. Il sacrait sans désemparer, grommelant Salope ! Salope ! Salope ! avec une haleine échauffée par la bière, avant de sourire, enfin, à la chirurgienne.
« Merci, toubib.
— Oh… À ton service ! » Florian se remit debout et s’essuya les mains sur son justaucorps. Baissant les yeux vers Baldina et deux diacres adjoints, elle ajouta : « Laissez la blessure à l’air. Veillez bien à ce que rien ne s’y mette. Surtout, ne suturez pas. Je me contrefous de Galien et de son pus excellent et louable[36]. Les blessures découvertes que j’ai vues à Alexandrie ne puaient pas et n’entraient pas en putréfaction comme les blessures franques. Je la banderai dans quatre jours. D’accord ? Allez, on y va. »
La fenêtre en verre plombé de la tour Philippe-le-Bon empêchait la pluie d’entrer, mais des vents coulis glacés trouvaient des interstices autour de l’encadrement et frigorifiaient le visage de Cendres tandis qu’elle sondait, au travers de son reflet, les ténèbres extérieures.
« Putain, on n’y voit rien, rapporta-t-elle. Non, minute… Ils ont des fanaux de feu grégeois tout le long de la berge orientale de l’Ouche. Ils s’activent. C’est bizarre. »
Elle s’écarta, clignant des yeux au contraste de l’éclat des deux douzaines de chandelles, tandis que la porte de la salle s’ouvrait pour laisser entrer Olivier de La Marche.
« Qu’y a-t-il ? demanda Florian.
— Des nouvelles, Votre Altesse. » Le gaillard s’arrêta, dans un tumulte de plate. Son visage n’apparaissait pas clairement sous sa visière soulevée, mais Cendres lui trouva une expression curieusement crispée.
« Encore des sapes ?
— Non, Votre Altesse. » La Marche serra ses mains sur le pommeau de son épée. « Il y a des nouvelles qui arrivent du nord… D’Anvers. »
Au moment précis où Cendres s’exclamait : « Des renforts ! », Florian demanda : « Par quel moyen ?
— Ouais. » Cendres rougit. « Je réfléchissais pas. Voilà une putain de bonne question. Comment des nouvelles nous sont-elles parvenues à travers tout ça, messire ? Des espions ? »
Le commandant bourguignon secoua légèrement la tête. L’éclat des torches se refléta sur son armure polie, éblouissant Cendres. À travers le noir des images rémanentes, elle entendit La Marche répondre : « Non. Pas un espion, non. On a autorisé la nouvelle à passer à travers les lignes. Il y avait un héraut wisigoth ; il a escorté notre messager. »
Florian parut stupéfaite. Cendres sentit son estomac se retourner.
« En ce cas, il vaudrait mieux l’écouter, non ? » déclara Cendres. Après réflexion, elle jeta un regard vers Florian pour confirmation. La chirurgienne duchesse opina.
« Les nouvelles ne vont pas être bonnes. Si ? demanda soudain Florian.
— Oh, non : ils ne laisseraient pas passer de bonnes nouvelles. La seule question, c’est de savoir à quel point elles sont mauvaises. »
Répondant à l’ordre crié par La Marche, deux hommes d’armes bourguignons firent entrer un troisième homme et se retirèrent à reculons de la salle ducale. Cendres ne réussit pas à déchiffrer leur expression tandis qu’ils quittaient les lieux. Elle s’aperçut que sa main crispée formait un poing.
L’homme regarda Floria del Guiz en clignant des yeux. Il tenait ses bras croisés autour de son corps, un manteau ou un genre de paquet serré étroitement contre lui.
La Marche avança derrière le messager et lui posa une main sur l’épaule. Pas d’armure, nota Cendres : un tabert de livrée et une tunique déchirés, tachés de sang et de vomissures humaines qu’on y avait laissé sécher. Rien de reconnaissable sur son blason, sinon la croix de Saint-André de la Bourgogne.
« Donne ton message », ordonna Olivier de La Marche.
L’homme garda le silence. Il avait une peau fine et jaune, et des cheveux sombres. L’épuisement ou la faim, les deux peut-être, lui avaient tiré les traits.
« Ce sont les Wisigoths qui vous ont amené ici ? » l’encouragea Florian. Elle attendit un instant. Dans le silence de la nuit, elle marcha jusqu’au piédestal et vint s’asseoir sur le trône ducal. « Comment vous appelez-vous ? »
Cendres laissa Olivier de La Marche dire : « Réponds à la duchesse, petit. »
Petit en comparaison avec la cinquantaine de La Marche, seulement, constata Cendres. Et l’homme leva la tête pour regarder d’abord la femme sur le trône ducal, puis celle qui était en armure, tout cela sans le moindre signe d’intérêt.
Merde ! se dit Cendres. Oh, merde…
« Est-ce qu’il le faut, messire ? Je ne veux pas le faire. On ne devrait exiger cela de personne. Ils m’ont renvoyé, je n’ai pas demandé… » Sa voix semblait peu raffinée : un citadin flamand, à en juger par son accent.
« Que vous ont-ils demandé de dire ? » Floria se pencha en avant sur l’accoudoir du trône.
« J’étais à la bataille ? » Sa voix s’acheva comme une question. « Il y a des jours de ça, deux semaines, peut-être ? »
La douleur du regard qu’il adressait à La Marche ne venait pas, Cendres le comprit, de ce qu’il répugnait à apprendre sa nouvelle à des femmes. Il avait dépassé ce stade.
« Ils sont tous morts, dit-il d’une voix sans inflexion. Je ne sais pas ce qui s’est passé sur le champ de bataille. Nous avons perdu. J’ai vu mourir Gaucelm et Arnaud. Toute ma lance est morte. Nous avons fait déroute dans le noir, mais ils ne nous ont pas tués ; ils nous ont rassemblés dès que l’aube a paru… il y avait un cordon… »
Voyant que Florian se préparait à dire quelque chose, Cendres leva une main pour la retenir.
L’homme d’armes bourguignon serra son manteau en paquet plus étroitement contre lui ; ce n’était pas même de la laine : de la toile, vit Cendres. Il considéra autour de lui les murs immaculés de la tour Philippe, et la boue dont ses pas avaient souillé le plancher en chêne propre. Il y avait du vin sur la table, mais en dépit des bruits de déglutition que faisait l’homme, il ne donnait aucun autre signe de l’avoir remarqué.
« Tout est foutu ! dit-il. L’armée au nord. Ils nous ont rassemblés… l’intendance, les soldats, les commandants. Ils nous ont fait entrer dans Anvers… »
Cendres fit la grimace. « Les Goths ont pris Anvers ? Merde ! » Florian lui intima silence d’un geste. Elle se pencha en avant en regardant l’homme : « Et ?
— Ils nous ont tous fait monter sur des navires. »
Silence dans la haute salle de la tour. Perplexe, Cendres jeta un coup d’œil de côté vers La Marche.
D’un ton plaintif et aigu, l’homme continua : « Personne ne savait ce qui allait se passer. Ils m’ont sorti de là… Putain, j’avais tellement peur… » Il hésita. Au bout d’une seconde, il enchaîna : « Je les ai vus faire monter tous les autres, en les poussant à coups de lance. Ils ont forcé tout le monde à monter à bord des bateaux qui étaient à quai. Mais vraiment tout le monde : les soldats, les putains, les cuistots, les commandants, bordel ! Tout le monde. Je ne savais pas pourquoi ça se passait comme ça. Je ne savais pas pourquoi ils m’avaient retenu.
— Pour venir ici », dit Cendres, presque pour elle-même, mais il lui adressa un regard de total dégoût. Elle en fut surprise un instant. À l’évidence, il ne voyait pas la Pucelle de Bourgogne.
« Mais qu’est-ce que vous en savez, vous ? » Il secoua la tête. « Ah putain, une bonne femme habillée en homme. » Il adressa un nouveau regard à La Marche. « Et l’autre, c’est vraiment la duchesse ? »
La Marche hocha la tête, sans formuler de réprimande.
« Ils ont largué les amarres, reprit l’homme. Sans équipage, ils les ont juste laissés dériver dans le port d’Anvers. Ensuite, il y a eu un putain de vlouf ! énorme ! » Il fit un geste. « Et le bateau le plus proche a éclaté en flammes, comme ça. Rien ne pouvait l’éteindre. Ils ont continué à tirer du feu grégeois sur les navires, et quand nos hommes ont cherché à partir à la nage, ils s’en sont servis comme cibles d’entraînement avec leurs arbalètes. Il y avait des torches tout le long du quai. Personne n’en est sorti. Toute l’eau brûlait. Cette matière, ça flottait. Les cadavres… flottaient. En flammes. »
La Marche s’essuya la main sur son visage.
« Pour la plupart, nous sommes morts devant Anvers. » L’homme poursuivit : « Je ne sais pas combien d’entre nous étaient encore en vie après la bataille. Assez pour remplir six ou sept navires, chargés au maximum. Et maintenant, il n’y a plus personne. Ils m’ont renvoyé, avec ça. »
Il tendit le paquet de tissu. Aussi sombre et raidi que le reste de ses vêtements, ce n’était cependant pas son manteau, constata Cendres. Des sacs de toile.
« Montrez-moi », demanda Florian d’une voix forte.
L’homme s’accroupit, et des doigts entaillés et crasseux défirent l’encolure ligotée des sacs. La Marche se pencha au-dessus de lui, poignard tiré, et trancha la ficelle avec sa lame. L’homme saisit deux coins au bas d’un sac et souleva. Un objet lourd et massif roula sur le plancher de chêne.
« Oh, putain. » Florian écarquilla les yeux.
Cendres déglutit devant la puanteur. Bordel, j’aurais dû reconnaître l’odeur. La putréfaction. Elle jeta à La Marche un coup d’œil interrogatif.
Le réfugié tendit le bras et souleva l’objet collé, blanc et bleu, le plaçant afin qu’il se trouvât face à la chirurgienne.
Sa voix semblait totalement calme. « Voici la tête de messire Antoine de La Roche. »
Les yeux de la tête tranchée étaient vitreux et enfoncés, nota Cendres, comme ceux des poissons pourris ; et sa barbe et ses cheveux sombres auraient pu avoir n’importe quelle couleur avant d’être imprégnés de sang.
« C’est lui ? » demanda-t-elle à La Marche.
Il hocha la tête. « Oui. Je le connais. Je le connais très bien. Damoiselle Florian, si vous avez besoin que l’on vous épargne les autres…
— Je suis chirurgienne. Finissons-en. »
L’homme d’armes retira de ses sacs une deuxième, puis une troisième tête, en les maniant avec une sorte de délicatesse effarée, comme s’il craignait qu’elles sentent le contact de ses doigts. Toutes deux étaient des femmes, toutes deux avaient été blondes. On ne pouvait déterminer si les marques venaient de coups ou de la décomposition. Des cheveux longs, raidis de sang, de boue et de sperme, se répandirent avec raideur sur le plancher.
Cendres examina la peau cireuse. En dépit de la mort, on reconnaissait la tête de l’aînée des deux femmes ; la dernière fois que je l’ai vue, c’était ici, à la cour, en août.
Tant de choses dépendaient de son observation ! Cendres se surprit à espérer reconnaître une autre femme, noble ou paysanne, qu’on aurait envoyée pour répandre une peur fallacieuse. Mais les traits étaient trop reconnaissables. En dépit de ses yeux enfoncés, décolorés, c’était bien cette femme qu’elle avait vue trôner en attaquant telle une harpie John de Vere, comte d’Oxford ; c’était l’épouse de Charles, la pieuse reine de Bruges.
L’homme d’armes annonça : « Marguerite, duchesse douairière. Et sa fille, Marie. »
Cendres ne reconnut rien de la deuxième tête, sinon que la femme avait été plus jeune. En levant les yeux, elle vit le visage d’Olivier de La Marche strié de larmes. Marie de Bourgogne donc.
L’homme expliqua : « Je les ai vues tuées sur le quai, à Anvers. Ils ont commencé par les violer. J’ai entendu la duchesse douairière prier. Elle en a appelé au Christ, et aux saints, mais les saints n’ont pas eu de pitié. Ils l’ont laissée survivre assez longtemps pour voir mourir sa fille. »
Un silence, dans la salle froide. L’odeur douceâtre de la putréfaction imprégnait l’atmosphère. Un chuintement de pluie gifla les volets clos.
« Ils sont morts depuis moins d’une semaine », jugea Cendres en se redressant, surprise de s’apercevoir qu’elle chevrotait en parlant. « Ça situe la bataille quand ? À la date où le duc Charles est mort, à peu près ? Disons la veille ? »
Florian restait simplement assise, secouant la tête, mais pas pour marquer son désaccord. Subitement, elle se redressa. « Vous ne devez pas laisser les gens parler à cet homme, dit-elle à Olivier de La Marche. Il va venir dans mon hospice, dans la tour de la compagnie. Il a besoin d’être nettoyé et de se reposer. Et de Dieu sait quoi, encore. »
D’une voix sèche, Cendres commenta : « Je ne m’inquiéterais pas de la rumeur. Le Lion saura tout ce que tu ne veux pas qu’on sache, de toute façon. Tu ne pourras pas cacher ça bien longtemps.
— Non, en effet, confirma La Marche. Votre Altesse, je ne sais pas si vous vous rendez compte…
— J’ai des oreilles ! répliqua Florian. Je ne suis pas idiote.
Il n’y a plus d’armée au nord, à présent. Il n’y a personne en vie qui puisse lever de nouvelles forces, à l’extérieur de Dijon. C’est bien ça, non ? »
Cendres tourna le dos à l’homme recroquevillé, au commandant bourguignon, à la duchesse chirurgienne. Elle laissa son regard s’attarder sur les volets, tandis qu’elle imaginait la nuit au-dehors, et la liesse qui régnait dans le camp wisigoth, au-delà des remparts.
« C’est exact, dit-elle. Nous n’avons pas d’armée au nord qui viendra ici. Nous sommes livrés à nous-mêmes, désormais. »